Préhistoire : comment on devient un artiste au temps de Lascaux
2Le 2 décembre 2017 par Jean-François Dortier
L’art préhistorique est très codifié, transmis au fil du temps en respectant des styles de maîtres à apprentis. Des indices démontrent que ces œuvres étaient confiées à des spécialistes : autant dire à de véritables « artistes ».
Les préhistoriens débattent depuis un siècle sur la façon d’interpréter l’art préhistorique : s’agit-il de magie de la chasse ? De chamanisme ? De totémisme ou de récits mythologique ? Le débat est sans cesse relancé. Une chose cependant ne laisse guère de doute : l’art préhistorique, qu’il soit mobilier (statuettes, armes et outils gravés) ou rupestre (peint ou gravé sur des parois rocheuses) est le fait de véritables artistes. Certaines réalisations sont de véritables chefs-d’œuvre. L’abbé Breuil, grand préhistorien du 20e siècle, parlait de Lascaux comme la « chapelle Sixtine de la préhistoire ». La grotte Chauvet, avec ses figures de lions au réalisme stupéfiant est unanimement reconnue comme un chef-d’œuvre artistique. Certes, il est d’autres représentations plus rudimentaires, mais elles ne peuvent jamais être tenues pour des productions naïves réalisées au gré de son inspiration par le premier Cro-Magnon venu. Plusieurs éléments permettent de dire que l’art préhistorique est un art très codifié, réalisé par des spécialistes formés en tant que tels : autant dire des artistes.
Partons dans le Sud de l’Europe (1) où se trouve concentrée une grande partie de l’art préhistorique du Paléolithique supérieur (à partir de – 40 000 ans). Le premier élément qui confirme l’existence d’un art codifié est l’unité des thèmes composés pour l’essentiel de grands animaux, de quelques représentations humaines (dont les fameuses mains) et de nombreux traits graphiques. Les animaux sont toujours de grands mammifères (chevaux, aurochs, bisons, rennes, mammouths), très rarement des oiseaux ou des poissons, jamais des renards, des lapins ou des souris. Les éléments naturels comme les arbres, les fleurs, le Soleil ou la Lune sont inexistants. Les animaux ne sont jamais mis en scène à l’exception de la fameuse scène du puits de Lascaux qui a donné lieu à tant de commentaires (2).
Les styles graphiques de la préhistoire
La constance des styles est également un élément frappant. Depuis longtemps, les préhistoriens ont repéré l’existence de styles bien marqués. André Leroi-Gourhan s’en est servi pour distinguer les époques. Pour lui, les styles montraient l’évolution d’un art schématique assez sommaire qui datait de la période la plus ancienne pour aboutir à un art naturaliste, qui s’épanouissait jusqu’à Lascaux qui représentait le « sommet » de l’art. Mais la découverte de Chauvet (style très ancien et très « évolué ») a remis en cause cette approche chronologique. De plus, la notion de style a été critiquée parce que trop subjective, les spécialistes n’arrivaient pas à se mettre d’accord sur le classement des styles.
Depuis quelque temps, l’approche en termes de styles connaît un renouveau. De nouvelles méthodes sont apparues ; elles consistent à coder les traits caractéristiques d’un style (courbes utilisées pour tracer le corps, représentation des yeux, du pelage, reliefs, etc.) et à traiter statistiquement ces données. C’est ainsi que Olivia Ribero et Georges Sauvet ont repéré l’existence de deux styles artistiques très marqués dans les représentations du cheval et du bison, deux des animaux les plus présents dans la région franco-cantabrique (3). Le premier style est « schématique » : les animaux sont dessinés presque uniquement à partir de leurs contours extérieurs. L’autre style est au contraire très naturaliste : l’animal est représenté avec force détails et des hachures pour exprimer la crinière et le pelage. Ce qui se révèle remarquable est la permanence de ces deux styles quels que soient les supports : art mobilier ou paroi rocheuse, peinture ou gravure.
L’existence de ces styles indique qu’on a bien affaire à des traditions artistiques très codifiées et transmises d’un artiste à l’autre et d’une génération à l’autre. Cela suggère aussi une relation hiérarchique entre des « maîtres », chargés de transmettre leur savoir et des apprentis qui acquièrent leur art après une phase d’apprentissage.
- «Schématique» ou «naturaliste», deux styles pour représenter les animaux
L’analyse réalisée par Olivia Rivero met en évidence deux types de figurations : le premier fait un large usage de hachures pour les contours comme pour les remplissages et représente les organes sensoriels (œil, orifice nasal, bouche, oreilles). L’autre regroupe des figures réalisées en tracés continus et dépourvus de détails. Ce sont deux manières de faire clairement différenciées qui présentent des variations significatives.
Maîtres et apprentis
Pour confirmer la présence de maîtres et d’apprentis, O. Rivero a par ailleurs analysé dans le détail quelque 280 gravures de bisons et chevaux (sculptées sur des pierres, en os ou en ivoire) et provenant toutes des Pyrénées (4). Un premier constat s’est imposé : ceux qui ont sculpté ces objets n’avaient pas tous la même habilité. L’observation minutieuse a permis à la chercheuse de repérer des défauts de fabrication ou des tracés mal assurés sur certaines gravures. D’autres au contraire attestaient d’une parfaite maîtrise technique. Certaines enfin sont à mi-chemin entre le dessin encore gauche du novice et celui du maître confirmé.
Il fut un temps où l’on aurait interprété cette différence d’habileté comme des étapes historiques entre « l’enfance de l’art » (celle des débuts de l’art) et une période plus tardive supposée plus évoluée. Mais sachant que toutes les gravures étudiées portent sur la même période et le même style, cette interprétation n’est plus possible. De même, la différence d’habileté pourrait s’expliquer par des différences individuelles entre bons et mauvais artistes. Mais un élément contredit cette hypothèse : les dessins qui présentent le plus de défauts sont aussi ceux qui sont gravés sur les matériaux moins nobles (pierre ou os) alors que les plus belles représentations sont plus souvent gravées sur des matériaux plus prestigieux, comme l’ivoire ; de même, les gravures avec défauts sont souvent sur des supports qui n’ont aucun usage alors que les dessins de « maîtres » apparaissent sur des outils ou objets de prestige. Tout se passe donc bien comme si on avait bien affaire d’une part à des apprentis qui s’exercent sur des matériaux ordinaires et sans usage alors que seuls les maîtres sont autorisés à graver les supports précieux et importants.
Il y aurait donc eu, selon O. Rivero, un véritable enseignement de « maîtres » à « apprentis » dès le Paléolithique supérieur.
Un art « aristocratique » !
Des ateliers d’artistes au temps de Chauvet ou Lascaux ? Cette idée se heurte à la représentation d’une société de chasseurs-cueilleurs égalitaire où ne peuvent exister des artisans, et encore moins des artistes spécialisés…
Pourtant il n’est pas impossible que dans certaines régions d’Europe, de telles sociétés complexes aient pu exister. C’est en tout cas la thèse défendue aujourd’hui par quelques spécialistes.
C’est le cas notamment d’Emmanuel Guy, l’auteur de Ce que l’art préhistorique dit de nos origines(5), qui soutient cette thèse surprenante : s’il existe des artistes et des ateliers artistiques au temps de Lascaux, c’est que l’on a déjà affaire à des sociétés hiérarchisées. Et au sein de ces sociétés, une élite commande à des artistes la réalisation d’œuvres d’art pour des besoins d’apparat et d’affirmation de leur identité ! Se pourrait-il qu’il y ait des aristocrates au temps du Paléolithique supérieur ? Il y a quelques années déjà, les anthropologues Brian Hayden et Alain Testart ont défendu la possibilité de sociétés stratifiées bien avant le Néolithique (6). Ils s’appuyaient pour cela sur l’exemple de plusieurs sociétés de chasseurs-cueilleurs très inégalitaires et dirigées par des castes de seigneurs dominants comme c’est le cas chez les Indiens des côtes du Pacifique ouest. Au début du 20e siècle, des ethnologues ont pu observer là-bas des sociétés de chasseurs et de pêcheurs très hiérarchisées vivant sous la coupe de grandes familles structurées en clans totémiques. Ainsi, chez les Indiens Kwakiutl, les chefs font exécuter par des artistes des parures, des grands totems en bois qui représentent l’animal totémique qui représente le « blason » de leur clan. Selon B. Hayden ou E. Guy, de telles formes sociales auraient pu exister durant la préhistoire dans des régions où les ressources alimentaires étaient abondantes. L’existence de tombes somptuaires, où des individus ont été enterrés avec des habits richement brodés de milliers de perles est un autre argument en faveur de l’existence de véritables « seigneurs » de la préhistoire.
Les seigneurs de la préhistoire se seraient entourés d’artistes/artisans spécialisés dans l’exécution de ces œuvres qui leur servent à marquer leur territoire, et à graver leur blason (un animal totémique) sur leurs outils, leurs armes, leurs objets d’apparat ou encore au fond des grottes où se déroulent les cérémonies d’initiation des jeunes destinés à entrer dans la petite caste des privilégiés.
NOTES
1. Particulièrement dans le Sud de la France et dans le Nord de l’Espagne.
2. Jean-Loïc Le Quellec, L’Homme de Lascaux et l’énigme du puits, Tautem, 2017.
3. Olivia Rivero et Georges Sauvet, « D’un support à l’autre : l’art pariétal à la lumière de l’art mobilier », janvier 2016. (
4. Olivia Rivero, « Master and apprentice. Evidence for learning in Palaeolithic portable art », Journal of Archaeological Science, n° 75, novembre 2016.
5. Emmanuel Guy, Ce que l’art préhistorique dit de nos origines, Flammarion, 2017.
6. Brian Hayden, Naissance de l’inégalité. L’invention de la hiérarchie durant la préhistoire, CNRS, 2008 ; Alain Testart, Avant l’histoire. L’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac, Gallimard, 2012.
Catégorie Création
Faut-il valider l’hypothèse d’une école, de maîtres-dessinateurs-peintres et d’élèves, fondée sur la répétition de motifs et figures et sur la différence d’emploi des supports (os ou paroi)?
Pourrait-on y voir tout simplement des esquisses ou « brouillons » d’un même /de quelques artistes spontanés, découvreurs émerveillés de leurs potentialités créatives, et sans prétention d’esprit supérieur ni revendication de statut social hiérarchique ?
Autrement dit, nos chercheurs académiques ne seraient-ils pas atteints d’un complexe de supériorité, de cette cécité qui leur ferait calquer le savoir artistique actuel et ce qu’ils sont eux-mêmes devenus jusqu’à aujourd’hui, sur les chaînons culturels manquant des temps reculés dont nous ne saurons probablement jamais tout, du moins en ce qui concerne la genèse de ces arts pariétaux.
Sur l’invention de l’art pariétal, voici un petit livre simple, émouvant, proposé dans des Musées de France, à offrir à Noël entre 7 et 13 ans : Le premier dessin du monde (j’ai oublié l’auteur !).