Pourquoi les idéologies ne mourront jamais
2Le 12 octobre 2016 par Jean-François Dortier
Quel est le point commun entre le socialisme, le libéralisme, le fascisme, le communisme, l’écologisme, le nationalisme ou l’anarchisme ? La réponse tient en quatre petites lettres : « isme », placé à la fin de chaque mot. Ce suffixe suffit à pointer du doigt le phénomène idéologique. Des « isme », il en existe aussi en peinture (impressionnisme), en littérature (naturalisme) et même en sciences (darwinisme, freudisme). C’est l’indicateur d’une vision du monde associée à un mouvement qui le soutient. L’idéologie est donc plus qu’une idée, un projet ou un idéal : c’est aussi un mouvement, un combat, souvent mené contre d’autres « isme ». Et en tant que mouvement de pensée et d’action, l’idéologie a tous les attributs d’une religion – autre grande productrice « d’isme » – avec laquelle elle partage bien des points communs : des pères fondateurs, une légende sacrée, des causes à défendre, des espoirs, des désillusions, des interprétations diverses et antagonistes, des remaniements, des hérésies et des conflits internes, et des mythes fondateurs.
Mais d’où vient cette tendance de la politique à transformer les idées en idéologies ? Pourquoi est-il besoin d’agiter des étendards, de s’enflammer, de chercher des coupables et de susciter de grands espoirs (souvent déçus) ? Le cerveau humain serait-il par nature enclin aux idéologies, comme le pensent certains. À moins que la logique même des champs de bataille politique conduise invariablement à forger de grands récits qui fleurent bon les mythologies d’antan…
La réponse à cette question nécessite un détour vers l’histoire pour voir comment naissent, se déploient, meurent et renaissent les discours idéologiques.
Le noyau de l’idéologie
En politique, tout commence par des problèmes – tensions, frustrations, conflits, menaces – et se résout par la quête de solutions collectives. Rien de plus logique. Mais, à la différence de la médecine ou de l’ingénierie, qui cherchent des solutions adaptées à chaque problème spécifique, l’idéologie tend à agréger tous les problèmes en un seul de façon à condenser toutes les solutions en une formule unique. Un problème unique et une solution globale : voilà le noyau de toute idéologie.
Des exemples ? Le capitalisme est le problème, disent les uns, il serait la cause de tous les maux : inégalités, crises, injustice, chômage, pauvreté, pollution, etc. La solution ? Il faudrait le renverser (communisme), le transformer en profondeur (socialisme), le contrebalancer (social-démocratie), ou construire une alternative (solidarisme, convivialisme). Le grand problème, c’est l’État, disent les autres : il s’est révélé oppresseur, bureaucratique, étouffant, coûteux, inefficace, etc. Il faut donc l’abolir (anarchisme et libertarisme) ou le réduire (néolibéralisme), le contrôler (État de droit), etc. Et si le problème était ailleurs, dans un monde extérieur menaçant (l’étranger, l’occupant, le concurrent, etc.) ? La solution s’impose : refouler l’ennemi et se retrouver entre soi, tel est le projet nationaliste sous ses multiples formes (patriotisme, régionalisme, communautarisme, etc.). Et si le grand problème n’est pas à l’extérieur, mais au-dessus de nous, chez les élites corrompues et incapables qui nous gouvernent ? La solution : en appeler au peuple (populisme, anarchisme) ou à un sauveur aux mains propres, ce qui est la base de tous les césarismes.
L’idéologie tend donc à condenser tous les problèmes en un seul pour lui apporter une réponse unique. Cette vision des choses contribue à couper le monde en deux : le problème et sa solution, le mal et le bien, l’erreur et la vérité, l’ennemi et l’ami (selon Carl Schmitt, la définition de l’ami et de l’ennemi est au fondement de la politique). L’idéologie est par nature une pensée dichotomique. Même le centrisme (encore un autre « isme » !) n’y échappe pas : le mal, c’est le sectarisme, l’extrémisme, l’idéalisme d’où qu’ils viennent ; la solution est le compromis, l’union des contraires, la « voie du milieu » déjà prônée par Aristote et Bouddha.
• Émergences
Les grandes idées sont filles des épreuves de l’histoire. Toutes les grandes valeurs qui structurent notre imaginaire politique (1) – libéralisme, nationalisme, démocratie, égalité, république, socialisme, écologie, etc. – sont nées dans des moments fondateurs de l’histoire moderne. Le libéralisme politique s’est déployé aux 17e et 18e siècles en réaction à l’oppression des pouvoirs absolutistes (comme le protestantisme était né d’une protestation contre les abus de l’Église). L’idée de souveraineté populaire et de démocratie est une réaction contre les abus et privilèges des élites aristocratiques. Au 19e siècle, les courants socialistes émergent en réaction aux maux (crise, misère, exploitation) engendrés par le capitalisme naissant. À la même époque, le nationalisme se développe en Europe sur les décombres des vieux empires et monarchies chancelants. Le 20e siècle n’a pas non plus été avare en idéologies : le communisme, le fascisme, les indépendantismes, le néolibéralisme, l’idée européenne, les régionalismes, les gauchismes, le féminisme, l’écologisme ont tous émergé des méandres de l’histoire récente. À première vue, toutes ces grandes idéologies naissent en réaction aux crises et méfaits d’un système en place. D’un mal surgit un bien, un rêve de jour meilleur. Et du rêve naît une idéologie : « Là où naît le danger croît aussi ce qui sauve », écrivait Hölderlin. En attendant que le bien se transforme en mal. Que l’opprimé devienne oppresseur et que la solution d’hier devienne le problème de demain… Cette lecture dialectique de l’historien ne manque pas de pertinence. Mais elle a aussi ses limites. Car face à un problème donné, il n’existe jamais de réponse unique. Quand, dans une société, les choses commencent à mal tourner, une gamme de solutions se présentent toujours. La Révolution française en donne un bon exemple : en 1789, la population française se soulève face à la misère du peuple, la frustration des bourgeois et l’incurie de la monarchie à répondre à leurs aspirations. Dans les années qui suivent vont se succéder nombre de solutions possibles portées par les multiples clubs et factions (Montagnards, Girondins, Feuillants, Jacobins, puis bonapartistes, partisans de la Restauration). Le spectre des solutions envisagées correspond à quelques formules clés que l’on retrouvera plus tard. 1) Le statu quo est défendu par ceux ne veulent rien changer ou à la marge (parfois des proches du pouvoir en place) ; 2) la réforme : ses partisans veulent changer les choses sans rupture ; 3) la révolution a ses défenseurs qui veulent renverser le régime en place ; 4) la restauration, ou contre-révolution, réunit tous ceux qui regrettent le passé (le mythe de l’âge d’or est une constante en politique) (2) ; 5) l’utopie est le rêve de ceux qui veulent reconstruire un monde ailleurs (sur une nouvelle terre promise), ici (dans leur îlot communautaire) ou plus tard (dans un avenir indéterminé) ; 6) enfin, il y a ceux qui ne raisonnent pas en termes de projet ou de régime, mais s’en remettent à l’espoir d’un sauveur, d’un homme providentiel : la politique a aussi ses messies. Ces formules récurrentes – statu quo, réaction, réforme, révolution, utopie, sauveur – correspondent en gros à la gamme des « isme ».
• Les producteurs de sens
Face à la demande, l’offre est donc multiple. Face aux conflits, crises, inquiétudes ou menaces, quand une population s’interroge sur les solutions à trouver, les yeux se tournent vers ceux qui osent prendre la parole et dire : « Voilà ce qu’il faut faire ! » À défaut de détenir la vérité, ils ont la certitude de l’avoir. Ce sont les créateurs de sens, les manipulateurs de symboles (3), les producteurs d’idéologies. Qui sont-ils ?
Historiquement, il en existe deux grandes catégories : les intellectuels et les leaderspolitiques.
• Les intellectuels. Depuis l’Antiquité, ils ont joué un rôle majeur dans la formulation des idées politiques. Platon a conçu le modèle d’une République idéale (gouvernée par la classe des philosophes : Machiavel rédige Le Prince à l’intention des dirigeants). Des passages de John Locke sont inscrits dans la Constitution américaine. Montesquieu et Rousseau ont inspiré les révolutionnaires français ; sans Marx, le communisme aurait-il existé ? Le nationalisme, l’écologie, l’anarchisme, etc., tous les mouvements politiques ont leurs maîtres à penser.
• Les hommes politiques représentent la seconde catégorie des producteurs de sens. Certains ont réussi à cristalliser autour de leur personne un projet, un idéal, un modèle politique. À leur nom est accolé un « isme » : bonapartisme, franquisme, maoïsme, gaullisme…
Entre le monde des idées et les hommes d’action, entre le leader politique et l’intellectuel, qui influence l’autre ? Difficile à dire.
Le rôle des partis
Une chose paraît sûre. Sans support organisationnel, les idées ne résisteraient pas longtemps. Hitler l’avait bien compris, qui écrivait dans Mein Kampf que sa conception du monde (Weltanschauung) n’aurait de réalité qu’inscrite dans « un parti politique organisé comme une section d’assaut ». Marx et Lénine ne disaient pas autre chose. Eux aussi ont associé la théorie à l’action, partagé leur temps entre l’écriture et la participation à la construction d’un parti (4). La bataille idéologique ne se déroule pas que dans la sphère des idées et à coup d’arguments ; elle se gagne sur le terrain politique par l’organisation, le rapport de force, la conquête de positions de pouvoir.
Une idéologie politique se construit certes à coup d’écrits, de discours, de programmes, de brochures, de manifestes, de slogans. Le spectre est large : constructions théoriques à caractère scientifique ou philosophique (De l’esprit des lois, Du contrat social, Le Capital), manifestes (Que faire ?, Indignez-vous !), discours (« I Have a Dream »), des slogans (« Yes, we can ! »). Mais elle n’a de portée que si elle a un ancrage social sur le terrain, avec ses militants, ses adhérents, ses sympathisants, ses électeurs, qu’il faut conquérir et dont il faut entretenir la flamme. Le parti politique joue ce rôle. Il est une machine de pouvoir, un outil de propagande avec des militants, un drapeau, un nom, des réunions, des tracts, des pétitions, des meetings, des congrès, des élections, des projets et programmes. C’est aussi une organisation avec sa dynamique interne : ses liens de sociabilité, ses banquets, ses campagnes à mener, des mains serrées, des affiches collées, des chants, des rires et des pleurs qui vont chavirer des cœurs, une « famille », un ancrage cognitif. C’est enfin une hiérarchie, des postes à pourvoir, des ambitions. Une idéologie n’est rien sans parti. Et un parti n’est rien sans idéologie.
Quand une idéologie arrive au pouvoir
Qu’advient-il d’une idéologie lorsqu’elle parvient au pouvoir ? Toutes les grandes doctrines politiques en on fait l’expérience : libéralisme, socialisme, communisme, fascisme, nationalisme (5).
Le passage de l’opposition au pouvoir est aussi une épreuve. Elle impose une reconversion : la doctrine de combat doit se muer en idéologie d’État.
Il en existe plusieurs formules. La plus radicale des idéologies d’État est celle du totalitarisme. Hannah Arendt parlait d’« idéocratie » : le pouvoir semble au service d’une seule et grande idée (à la manière des antiques monarchies sacrées). Dans ce type de régime, la société est sous l’emprise totale des instruments d’information et de propagande, l’idéologie devient un instrument de propagande et de légitimation du pouvoir en place, identifié par son chef suprême.
Les idéologies d’État peuvent prendre la forme moins hégémonique d’« idéologie dominante » c’est-à-dire de « philosophie sociale de la fraction dominante de la société (6) ». Mais l’idéologie de la classe dominante (pour autant qu’elle soit homogène) n’est pas forcément une « idéologie hégémonique » – au sens ou l’entendait Antonio Gramsci –, c’est-à-dire partagée par tous. Les idéologies de pouvoirs peuvent prendre le visage des idéologies technocratiques ou administratives associées historiquement aux grands projets : économiques (keynésianisme, planification, développement), sociales (mise en place de l’État providence), sanitaires (hygiénisme, biopolitique). En politiques publiques, on parle aussi de « communautés épistémiques » qui ne prennent pas l’allure de doctrines partisanes mais au contraire d’une sorte de prêt-à-penser qui transcende les courants politiques : il en va ainsi du développement durable, des politiques d’innovation ou des idéologies sanitaires.
La fin des idéologies ?
Les idéologies naissent, se déploient, parfois jusqu’au pouvoir. Elles meurent aussi. Certaines se sont effondrées avec les régimes qui les ont portées. Ce fut le cas avec le royalisme, le nazisme, le communisme. Il en reste bien quelques nostalgiques, mais ils semblent condamnés – pour l’instant ? – à la marginalité.
D’autres idéologies connaissent au contraire un tel succès qu’elles perdent leur caractère d’idéologie partisane pour devenir des lieux communs ou des valeurs partagées. Il en va ainsi des valeurs inscrites sur le fronton des établissements publics ou des Constitutions : la République, la liberté, la démocratie, les droits de l’homme, etc. Non pas que ces valeurs soient universelles : il est des régions du monde qui ne partagent pas ces idéaux, mais elles se sont installées si durablement dans les lois et les consciences qu’elles ne font plus l’objet de débats idéologiques. Tout juste réapparaissent-elles dans des moments critiques où l’on en ravive la flamme pour faire front commun face à des dangers réels ou supposés. Les guerres, les grandes crises politiques, les événements dramatiques sont l’occasion de tels retours de flamme.
Peut-on imaginer que les idéologies disparaissent un jour de la scène politique ? C’est peu probable. Pourquoi ? Parce que les grandes idées et les grands projets politiques ne se forgent pas dans l’esprit désincarné de penseurs désintéressés (comme le voulait Platon). Ils ne s’élaborent pas non plus dans un monde idéal où des représentants du peuple rationnels et désengagés discuteraient posément des solutions à apporter aux problèmes de notre temps.
Les idéologies sont nées de grandes épreuves et de grands combats. Elles sont l’héritière de champs de bataille où s’affrontent des communautés, des groupes, des clans divers avec leurs intérêts, leurs aspirations différentes et souvent divergentes. Les avantages des uns se heurtent à ceux des autres. Les politiques représentent ou cherchent à représenter ces communautés en attente de biens ou de reconnaissance. Ces batailles génèrent des élans de solidarité et des formes de replis sur soi, de grands espoirs, des désillusions et des ressentiments. Un tel terreau ne peut que se révéler propice à la formation permanente de nouveaux « isme ».
Catégorie Bazar
Un point très contestable
« Certaines se sont effondrées avec les régimes qui les ont portées. Ce fut le cas avec le royalisme, le nazisme, le communisme. »
Étant donné les premiers exemples, vous vous placez visiblement à l’international (il n’y a pas eu de régime communiste en France)
à l’échelle du monde, et notamment de l’Europe, le royalisme ne s’est absolument pas effondré. La Belgique, le Danemark, l’Espagne, la Norvège, les Pays Bas, la Suède et le Royaume Uni possèdent encore une royauté. Certes, leurs régime ont évolué au cours des derniers siècles, mais le terme d’effondrement ne s’applique absolument pas (contrairement au communisme et au Nazisme)
Je pense que l’on peut changer d’idéologie après l’adolescence avant le passage à l’âge adulte . On peut avoir été (c’est un exemple bien sûr ) tenté par le concept de l’anarchisme histoire de tout remettre en question dans la société car à ce moment-là, cette idéologie correspondait à notre âge et à notre méconnaissance du monde du travail , d’une hiérarchie et plus généralement des valeurs de la République et du respect d’autrui.
On est , je pense, forcément influencé par notre entourage , par la vision du monde et de par notre vécu, une idéologie peut évoluer .On peut en abandonner certains principes , certaines caractéristiques pour en soutenir d’autres : Comme par exemple, le dérèglement climatique qui constitue l’un des enjeux majeurs du 21ème siècle peut nous amener à nous rapprocher de plus en plus de cette idéologie et de la mettre en pratique dans sa vie citoyenne.
En revanche, ce qui peut nous dérouter sans pour autant nous faire changer d’idéologie c’est la déception que l’on peut ressentir concernant certains responsables politiques censés représenter l’idéologie que l’on prône , du moins que l’on soutient .On peut ,peut être tomber dans une sorte de « crise idéologique » (ce qui a déjà été abordé dans l’un des cafés philo) ce qui pourrait expliquer l’abstention lors des différentes élections