L’histoire retiendra qu’au printemps 2020, face à un virus menaçant, les principaux dirigeants de la planète ont décidé de mettre leur économie à l’arrêt. L’histoire retiendra aussi que l’économie mondiale allait subir dans le sillage une onde de choc de grande ampleur, comparable à la grande crise de 1929.
Les experts de l’OCDE estiment qu’en 2020, le recul du PIB mondial sera de 6 % (et de 10 % en Europe), entraînant dans de nombreux secteurs des faillites d’entreprises et des vagues de licenciements.
Mais les chiffres ne sont que des abstractions pour ceux qui ne font pas partie des secteurs directement touchés. D’où cet étrange climat : au printemps 2020, en pleine période de confinement, certains se tournaient vers la banque alimentaire comme dernier recours alors que d’autres découvraient les joies du télétravail à la campagne ; nombre d’entreprises en panne de trésorerie demandaient des prêts à leur banquier tandis que des millions de particuliers épargnaient leur argent comme jamais ils ne l’avaient fait ; les uns s’angoissaient pour leur emploi et leur avenir, d’autres se préoccupaient de leur nouveau lieu de vacances…
Signe qu’une crise économique est, comme une épidémie, une lame de fond qui frappe très différemment ses victimes.
Tous n’étaient pas morts mais tous étaient touchés
Dans certains secteurs, le choc a été immédiat et brutal. Dans l’aéronautique, le petit commerce et la restauration, l’arrêt a été presque total. Dans le bâtiment ou la grande distribution, l’activité a été seulement ralentie ; pour certains géants du commerce en ligne, comme Alibaba, ce fut une période faste. Pour les coiffeurs, l’activité a repris aussitôt après la période d’ouverture – les cheveux ayant continué à pousser durant la période de confinement. En revanche, le secteur du tourisme va encore être affecté pendant des mois : impossible de mesurer l’ampleur des pertes et donc la capacité à « tenir » et rester à flot.
Pour une entreprise, comme pour un être vivant, la capacité à résister dépend évidemment de l’ampleur du choc ; mais il dépend aussi de son état de santé. Ce sont les plus fragiles qui meurent les premiers. Les entreprises disposant de réserves de trésorerie absorberont mieux le choc que celles qui n’en ont pas. D’où l’importance des dispositifs d’amortissement mis en place par les États pour soutenir l’emploi et les entreprises ; le soutien des banques est aussi déterminant. Dans son Journal de bord d’un patron. Un entrepreneur dans la crise (2018), Philippe Joffard, dirigeant d’une entreprise fabriquant du matériel de randonnée, raconte comment les banques l’ont abandonné durant la crise de 2008. Alors qu’il se trouvait déjà en grande difficulté, ce nouveau coup dur a précipité le dépôt de bilan.
Les mécanismes de secours ne fonctionnent qu’un temps et ne font que reporter les échéances. Pour les salariés et les dirigeants, une crise prolongée fait émerger une angoissante question : « Que va-t-on devenir ? »
Idées noires et nuits blanches
Nul n’est préparé à affronter le pire. Ce qui est vrai pour les individus face à la maladie l’est aussi pour les entreprises. La plupart des dirigeants ne sont pas armés pour affronter les crises. L’activité ordinaire consiste à « faire tourner la boutique ». Quand une catastrophe survient, la majorité se trouvent désemparés. Le désarroi des salariés est connu, de nombreux reportages lui donnent une visibilité régulière. Le stress des dirigeants l’est moins, quoiqu’il soit tout aussi intense. Parce qu’on en parle moins, parce qu’il suscite moins de compassion, et parce qu’eux-mêmes le cachent. Pourtant, les études d’Olivier Torrès, spécialiste de la santé du dirigeant, sont sans équivoque (1). Les dirigeants de PME sont souvent seuls et désemparés lorsqu’une crise menace leur entreprise, et donc leur avenir et celui de leurs employés qu’ils connaissent personnellement. Ce désarroi s’accompagne d’un cortège de symptômes : nuits blanches, idées noires, honte (de l’échec), culpabilité et parfois tentation du suicide.
Dans Ma petite entreprise a connu la crise (2011), Nicolas Doucerain décrit bien les tourments intérieurs du dirigeant. À la tête d’une PME familiale prospère, il est saisi de plein fouet par la crise de 2008. Les gros clients l’ont lâché. Son chiffre d’affaires descend en flèche. Au départ, il ne mesure pas encore l’ampleur de la crise. Il cache son inquiétude à sa famille (auprès de laquelle il passe pour un héros), à ses 93 salariés (qu’il ne veut pas alarmer) et à son père (le créateur de l’entreprise). Puis vient le moment où il prend conscience que l’affaire est au bord du précipice. Se pose alors cette terrible et simple question : que faire ?
Que faire ?
Pour autant qu’il y ait encore des marges d’action, le dirigeant d’une entreprise dispose de trois options en situation de crise : 1) la stratégie du redressement, 2) celle de la restructuration, 3) celle de la métamorphose.
1 - La stratégie du redressement
La stratégie du redressement repose sur l’espoir d’une reprise et d’un prochain retour à la normale. Si on admet que la crise sera passagère, l’objectif principal est donc de « tenir », maintenir en l’état l’outil de production, et absorber le choc en attendant des jours meilleurs. En fait, cette stratégie « attentiste » est moins un choix raisonné qu’un comportement d’autodéfense spontané. Le stress intense provoqué par une crise paralyse la réflexion, provoque une certaine prostration où se mêlent le déni de réalité (ou la « politique de l’autruche »), la pensée magique (on « croise les doigts ») et l’activisme débridé (on déploie des actions tous azimuts pour maintenir le navire à flot). Il faut rogner sur toutes les dépenses (stopper les équipements, repousser les factures, partir à la recherche de nouveaux débouchés, rechercher des financements, négocier de nouveaux contrats avec ses fournisseurs). Dans le secteur de la presse par exemple (secteur en crise structurelle depuis trente ans), la stratégie de redressement passe par la recherche d’économies (coûts d’impression, de loyer, de papier), les nouvelles formules destinées à relancer les titres, le recours à des pigistes (moins coûteux que les salariés), la production de hors-série destinée à compenser les pertes. Et, quand les pertes se creusent, l’appel à des investisseurs pour recapitaliser et renflouer les caisses.
Cette stratégie peut fonctionner si l’entreprise a des ressources financières pour tenir et si le marché redémarre. Dans le cas contraire, il faut passer à l’option n° 2, beaucoup plus brutale.
2 - La restructuration
La « restructuration », ou « réorganisation », est un mot pudique pour ne pas dire crûment « plan de licenciement ». Les dirigeants des grands groupes sont rompus à l’exercice. Dans les années 1990, le « reengenering » faisait partie de la panoplie de tout bon manager. On faisait appel à des « cost killers », des sortes de mercenaires du profit, dont la mission était de « réduire la voilure » avec d’autant moins d’états d’âme qu’ils n’étaient pas en contact direct avec les salariés.
Des restructurations, il y en a dans les grands groupes et les petites structures, dans l’industrie sidérurgique, le textile, le commerce, les assurances. La presse n’a pas été épargnée par ce processus « d’involution ». Aucun titre de presse quotidienne nationale ou régionale n’y a échappé depuis les années 2000 – Le Monde, Libération, Le Figaro, L’Humanité, Ouest-France et bien d’autres – et ce, quelle que soit la structure de l’entreprise, société anonyme ou scop, entreprise familiale ou grand groupe.
Toute restructuration est un épisode dramatique et déstabilisant, encore plus pour des artisans, commerçants ou dirigeants de PME, qui travaillent au quotidien avec leurs salariés et avec qui ils nouent souvent des liens personnels. Cette épreuve est souvent la condition pour sauver une entreprise. Elle répond à un schéma assez classique : la prise de conscience, la décision, l’annonce, la mise en œuvre, puis la reprise d’activité avec des effectifs réduits. Elle est parfois salutaire, et permet de rebondir. Parfois, hélas, ce n’est que le début d’une mort lente. Cette stratégie relève du dilemme du chirurgien qui ampute un membre pour sauver une vie. Parfois, c’est insuffisant, et les plans de restructuration se succèdent comme dans une longue agonie. C’est ce qu’ont vécu, à partir des années 1970, la plupart des entreprises de la sidérurgie ou du textile en Europe. Dans ces secteurs, seules quelques entreprises ont réussi à s’en sortir. Comment ?
En se réinventant.
3 - La métamorphose
L’entreprise en difficulté peut opter pour une troisième voie : celle de la métamorphose. Le slogan est bien connu : toute crise serait une opportunité. Pourquoi ne pas profiter de la crise pour se réinventer ? L’agriculteur traditionnel, dont l’activité est en péril, rêve de se reconvertir dans le bio, d’aménager sa ferme en gîte, de s’affilier au réseau des circuits courts… L’entreprise La Poste, confrontée à une chute continue du courrier postal, cherche à se redéployer en se diversifiant : dans l’assurance, la téléphonie, la banque et les services au particulier. Vivendi, grand groupe mondial de communication, fut d’abord la Compagnie générale des eaux, spécialiste de transport et de distribution des eaux.
Se diversifier et innover, donc. La métamorphose apparaît comme la solution la plus humaine et prometteuse. Elle épouse les valeurs contemporaines : l’innovation, l’adaptation, la créativité. On aimerait y croire.
Sauf que les stratégies innovantes ne sont pas une panacée universelle. L’innovation est par principe risquée. Par exemple, le Concorde ou l’Airbus A 380, qui ont fait un temps figures de sauveurs de l’aéronautique, furent au final de cuisants échecs.
Dans la presse, les entreprises qui ont misé sur le « tout » numérique, comme Newsweek, ont failli disparaître. Les titres qui ont misé trop tôt sur les « applis » dédiées ont perdu beaucoup d’argent dans l’affaire. La mutation est un choix possible et il existe de beaux exemples de reconversions réussies. Mais l’histoire des longues reconversions des régions industrielles (de la Lorraine à Detroit) montre que ce sont les nouveaux entrants qui innovent le plus, et rarement les entreprises existantes, prisonnières de leur organisation.
De la destruction créatrice
Redressement, restructuration ou réinvention ? Dans les faits, ces trois options peuvent évidemment se combiner. Et c’est souvent par le mélange ou la succession de ces stratégies que les directions cherchent les solutions de survie.
La vie des entreprises n’est pas un long fleuve tranquille. Joseph Schumpeter décrivait l’évolution économique comme un processus de « destruction créatrice ». Dans ce processus, les uns meurent, d’autres naissent et la plupart s’efforcent de survivre dans des eaux agitées
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