Comment les entreprises ont perdu le contrôle…
0Le 2 mars 2011 par Jean-François Dortier
Il était une fois, une grande entreprise (ce pourrait être un banque, une entreprise de fabrication de meubles ou une administration publique, peu importe), bien installée sur la place. Durant les trente glorieuses l’entreprise avait prospéré. Cette période faste a permis aux salariés de conquérir des avantages : conditions de travail, salaires et droits divers. Puis, durant les années 1980, un nouveau type de management s’est installé. Finis le contrôle taylorien sur le travail, les hiérarchies pesantes, le poids des petits chefs ! L’heure était désormais à l’autonomie des équipes et des individus. Les problèmes d’organisation du travail devaient être réglés par la communication et le dialogue, par la responsabilisation plutôt que les mesures autoritaires.
Puis vient la crise. Et avec elle la nécessité de se réorganiser l’entreprise pour diminuer les coûts de production, améliorer la qualité de service, affronter une concurrence plus sévère.
Une nouvelle direction est nommée. Elle demande aux cadres intermédiaires de mettre en place une nouvelle organisation du travail, plus efficace, plus flexible et moins coûteuse.
Seulement voilà : les cadres ont depuis quelques temps déjà perdu le contrôle du travail. Les salariés, les équipes, les services, ayant conquis leur autonomie sont devenus des petits bastions fermés sur eux mêmes formant une « organisation en silos ». Pour ces cadres, désormais éloignés de la production, il est devenu très difficile d’ouvrir la boîte noire du travail, de savoir ce qui s’y passe et de réorganiser les tâches. Le management a perdu le contrôle de l’entreprise…
L’encadrement de proximité, désemparé, se demande comment faire pour « reprendre la main » . Plusieurs stratégies sont offertes. L’une d’elle consistait à édicter des procédures d’évaluation : sous formes d’objectifs chiffrés ou de procédures, ou encore de consignes sur la qualité des produits, sur le service du client. Mais ces règles, souvent éloignées du travail de terrain, sont souvent détournées, peu appliquées, sans que les cadres n’aient vraiment la capacité de vérifier ou de contrôler les résultats. Bien sûr, on a organisé des réunions en série pour expliquer les objectifs, convaincre, séduire. Mais l’appel à la bonne volonté, les injonctions volontaristes et la culpabilisation ne semble pas avoir d’effet durable. Devant son incapacité à convaincre, parfois, un cadre prend une mesure brutale et arbitraire qui ruine d’un seul coup l’attitude bienveillante qui a prévalu jusque là.
Au bout du compte les salariés sont mécontents, les cadres désabusés et la direction dépossédée de la maitrise de son organisation. Puisque l’organisation semble incapable se réformer, la solution qui se présente alors est de se tourner vers l’extérieur, en faisant appel à l’intérim ou à la sous-traitance. Là, les rigidités sont moins fortes, on accepte de travailler plus pour moins cher, et la main d’œuvre est plus flexible, pouvant être gérée avec souplesse en fonction des carnets de commandes.
Voilà l’histoire que raconte Lost in managament. Une histoire de « management perdu » qui n’est pas celle d’une entreprise particulière. Elle est même d’une grande banalité si l’on en croit l’auteur.
François Dupuy est sociologue des organisations. Voilà des années qu’il visite, conseille les grandes entreprises dans toute l’Europe. Son diagnostic s’appuie sur 18 enquêtes dans des grandes sociétés : banques, chaines de supermarché, sociétés d’assurance, administrations publiques et hôpitaux.
Son essai est construit en trois parties. Le première détaille la façon dont les organisations ont « perdu le contrôle d’elles-mêmes ». La logique d’autonomisation des services et des individus a été voulue et acceptée tant par les salariés qui ont gagné en responsabilité, en liberté et en marge de manœuvre. Mais il en découle une organisation « en silos » où le travail est devenu opaque.
Dans certains cas, cela a conduit à ce que dans une même entreprise, des « poches d’inactivité » côtoient des « poches de surtravail ». Dit plus clairement : les uns peuvent se tourner les pouces alors que d’autres sont en surcharge permanente ; la surcharge des uns est tout aussi invisible que l’inactivité des autres, puisque l’encadrement n’a plus de connaissance précise de ce qui se passe dans les services.
Les tentatives de reprises en main.
L’un des moyens de reprendre la main sur l’organisation du travail a donc été de mettre en place des outils de reporting et d’évaluation, fondés sur de multiples indicateurs de résultats.. Ces procédures sont devenues au fil du temps de plus en plus complexes et dévoreuses de temps. Les données chiffrées qu’il faut communiquer, les rapports circonstanciés qui permettent au directeur de décider se sont accumulés. Ces systèmes d’évaluation sont devenus des machines folles, la « politique du chiffre » substituant à la connaissance concrète du travail sur le terrain. Une bureaucratie d’un genre nouveau a ainsi vu le jour: pas une bureaucratie wébérienne à l’ancienne, faite de lignes hiérarchique figées, de consignes tâtillonnes. C’est une bureaucratie moderne où, il faut tout mesurer, tout expliquer dans de long rapports. Une bureaucratie qui ne s’impose pas par un pouvoir arbitraire, mais par l’édiction de séries de règles et de procédures.
L’autre façon de reprendre la main est la « gestion affective » : incapable d’affronter les problèmes de pouvoir, le management fait alors appel à la communication, à la pédagogie, à des réunions interminables à des appels plaintifs et à des incantations.
La seconde partie du livre décrit avec justesse le désarroi des cadres de proximité qui se trouvent pris en étau entre les instructions de la direction et la difficulté à imposer leur volonté au personnel.
Comment faire face à une situation qui semble bloquée ? C’est l’objet de la troisième partie.
F. Dupuy n’a pas de recettes simples à proposer. Au cours de ses observations, il a néanmoins rencontré des organisations qui semblent avoir échappé à la logique du management perdu. « Sans naïveté ni manichéisme » il décrit trois cas concrets : une entreprise de logistique installée à Llos Angeles, une grande firme de cosmétique et une … organisation patronale chargée d’élaborer des conseils juridiques. Ces organisations ont mis en place un système de forte interdépendance entre équipes devant travailler en commun et qui s’autocontrôlent. Elles finissent par élaborer des règles communes : des règles qui ne sont donc pas traduisibles en procédures formelles ni aisément descriptibles. Elles naissent d’une culture commune forgée par une interdépendance accrue des services et des personnes. Cette interdépendance suppose de la polyvalence et des systèmes d’entraide entre service allant parfois jusqu’à changer de fonction ou se répartir les charges en fonction des circonstances. Ce travail en commun suppose aussi d’accepter aussi la confrontation. Une confrontation régulière qui évite justement les crises et les conflits, une confrontation qui permet à terme de rétablir la confiance.
C’est à ce prix que, selon F. Dupuy un nouveau management est possible.
Cette dernière partie, est peut-être la moins convaincante car la plus floue du livre. Il n’y est d’ailleurs pratiquement pas question du rôle du management intermédiaire et de proximité qui forme pourtant la trame du livre. Mais comme c’est sur cette « lueur d’espoir » que se conclut le livre, restons en là : il ne faut pas désespérer les cadres.
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