Notre société est-elle vraiment fracturée ?
2Le 14 octobre 2017 par Jean-François Dortier
Le dernier numéro de Sciences Humaines vient de paraître. Au sommaire du dossier : la société française, fracture et recomposition. Voici l’éditorial que j’ai rédigé.
Qu’est-ce qu’une fracture ? En médecine, les choses sont claires : une fracture, c’est un os brisé ou fêlé. En géologie, la fracture désigne une ligne de faille profonde dans la couche terrestre : c’est là que surviennent les éruptions volcaniques et tremblements de terre. En sciences sociales, les définitions sont moins claires. La notion de « fracture sociale » est aussi descriptive que polémique, aussi sociologique que politique.
En 1994, le démographe Emmanuel Todd a lancé l’alerte sur l’existence d’une « fracture sociale » entre la France des classes populaires et celle des élites éduquées. Le candidat Jacques Chirac s’en est emparé pour en faire un slogan de campagne présidentielle. Ce qui lui a réussi pour son élection.
Vingt ans plus tard, le géographe Christophe Guilluy brandit de nouveau l’idée de « fractures françaises », message relayé par des politiques de tout bord qui exploitent le filon de la coupure entre « la France d’en haut » et « la France d’en bas ». Entre-temps, d’autres avaient parlé aussi de fracture numérique ou de fractures générationnelles…
Mais si la France est ainsi fracturée en bloc, où la ligne de failles se situe-t-elle vraiment ? Y a-t-il une frontière nette entre la France des grandes villes et celle des périphéries ? Entre la France d’en bas et celle d’en haut ? La France du milieu s’est-elle volatilisée ?
Et pourquoi ne pas mettre en relief d’autres clivages qui supplantent les bonnes vieilles classes sociales : le clivage entre jeunes et vieux, génération Y contre seniors : mais dans ce cas, quid de ceux qui balancent entre deux âges ? Et qu’en est-il des autres divisions ? Entre les protégés et les précaires ? Entre les hommes et les femmes ? Entre juifs, catholiques, protestants, musulmans, bouddhistes et indifférents ?
En forçant ou non le trait, on peut diviser la France en deux, en trois, en dix ou même en cent petits microcosmes, le tout formant un écosystème diversifié. La facilité avec laquelle on peut passer d’une représentation à l’autre de la société s’explique en partie par l’ambiguïté des mots : on prend volontiers une différence pour une inégalité, une inégalité pour un clivage, un clivage pour une fracture. Et les mots véhiculent des visions de la société, de ses tensions et menaces.
Pourtant, il est des inégalités profondes qui ne génèrent aucune fracture : les stars du foot gagnent des sommes faramineuses sans que s’émeuve la majorité des supporters qui gagnent de 20 à 100 fois moins. Inversement, il est des gens très proches socialement qui se déchirent et se fracturent : c’est le lot commun dans les familles politiques ou même au sein des fratries.
Au cours du dernier demi-siècle, l’histoire de la France s’est déchirée à plusieurs reprises : en 1968, la jeunesse a entraîné une France contre une autre France, révolution contre tradition. En 1983, des millions de gens sont descendus dans la rue pour défendre l’école privée, en 1995, d’autres se sont mobilisés contre les lois Juppé. Mais les plus grands rassemblements publics de l’histoire récente furent des manifestations d’unité : en juillet 1998, pour célébrer la coupe du monde de football, et en janvier 2015, au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, quand 4 millions de Français se sont resserrés dans les rues.
Alors finalement la France, combien de divisions ? Tout dépend de la grille de lecture adoptée, mais aussi des circonstances. Parfois, la France se déchire et dévoile des fractures inattendues, parfois elle se recompose autour de valeurs communes et laisse entrevoir une unité tout aussi imprévue
au sommaire :
- Dessine-moi la société , Achille Weinberg
- Peut-on se passer des classes sociales ? , Maud Navarre
- Pourquoi le travail se bipolarise , Gregory Verdugo
- Un territoire en mosaïque , Hervé Le Bras
- Vers de nouveaux clivages politiques ? , Pascal Perrineau
- Les religions nous divisent-elles ? ; Loïc Le Pape
- Où les inégalités de genre sont-elles aujourd’hui ? , Maud Navarre
- Des générations sacrifiées ? , Martine Fournier
- Et vous, quel est votre style ? , Héloïse Lhérété
La « fracture » évoquée pour réduire un phénomène complexe m’a toujours exaspérée.
Lire sous votre plume tant de « fractures » de natures différentes me rend le sourire. Notre hexagone, population comprise, apparaît éclatée en mille morceaux.
Je regrette de ne pas avoir le logiciel qui puisse figurer cette explosion.
« Fracture » n’est-il pas tout simplement un terme excessif pour désigner les oppositions (malentendus, positions et visions), les conflits inhérents à la vie en société, un reliquat de la sacro-sainte dichotomie thèse-antithèse qui élude les autres voies de la pensée et renonce à la synthèse ? « Fracture » est un mot qui veut passer pour moderne et savant dans un discours oral ou écrit. Mais n’est-il pas surtout utilisé dans l’intention de faire peur pour faire adhérer à des politiques discutables ? Ne devrait-il pas rester en usage dans les disciplines suivantes : Histoire (fracture coloniale), Sciences géologie et physique (fracture terrestre ; fractale), mathématiques (fractions). Mais les sciences humaines (si discutables et discutées par les différents théoriciens) empruntent souvent des mots aux sciences expérimentales ou exactes et les détournent de leur sens premier, alors ne créent-elle pas ainsi un langage pseudo-savant dont il faut bien reconnaître qu’il apparaît pédant et souvent obscur à l’extérieur de l’Université. Alors pour réconcilier les gens avec le réel et le savoir, ne s’agirait-il pas d’abord de simplifier le langage de la communication et de l’enseignement ? « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément », disait (si je me souviens bien) Boileau …