Christianisme et Islam face à la science : deux trajectoires inverses
3Le 23 septembre 2017 par Jean-François Dortier
Le christianisme a connu une époque obscurantiste de plusieurs siècles avant d’adopter une attitude plutôt bienveillante à l’égard de la science. L’islam a fait historiquement le chemin inverse.
En juin 2017, le gouvernement turc décide de retirer la théorie de l’évolution, jugée « trop complexe », de l’enseignement des collèges et lycées (1). La raison cachée est bien sûr tout autre : la théorie de l’évolution passe mal auprès des conservateurs musulmans. L’hostilité des religieux orthodoxes à Darwin n’est pas le propre de l’islam. Aux États-Unis aussi, les chrétiens créationnistes mènent bataille contre l’enseignement de la théorie de l’évolution. Ces offensives antidarwiniennes ne sont-elles qu’un nouvel épisode du conflit ancestral entre la religion et la science ? En réalité, l’attitude de l’islam et du christianisme vis-à-vis de la science a beaucoup changé au cours de histoire. Tous deux ont connu des phases obscurantistes, mais tous deux ont aussi couvé en leur sein les germes de la science.
Quand l’Eglise chrétienne s’attaquait aux savants grecs
Après avoir été pendant trois siècles une religion minoritaire, le christianisme conquiert le pouvoir à Rome, lorsque l’empereur Constantin se converti en 313. Soixante ans plus tard, l’empereur Théodose fait du christianisme la religion officielle et unique. « Tous les peuples doivent se rallier à la foi transmise aux Romains par l’apôtre Pierre », énonce l’édit de 380. La chasse aux païens est ouverte, s’attaquant autant aux religions orientales qu’aux philosophies grecques et aux savoirs anciens. Partout dans l’Empire, des temples sont détruits ou reconvertis en églises, des statues païennes sont démolies, des milliers de livres jugés hérétiques sont proscrits. À Alexandrie, une milice de fanatiques chrétiens saccage la grande bibliothèque et, en 415, Hypatie, la mathématicienne et astronome qui dirige l’école néoplatonicienne, est arrêtée, tuée et démembrée. Saint Augustin, futur père de l’Église, s’en prend aux « académiciens » qui professent le scepticisme (2) – c’est-à-dire l’esprit critique –, coupables selon le chrétien de semer le trouble dans les esprits. Dans La Cité de Dieu (413-426), il présente la soif de connaissance (libido sciendi) comme une forme de concupiscence, au même titre que le désir de la chair (libido sentiendi) ou la soif de pouvoir (lidibo dominandi). Il est des territoires du savoir dans lesquels l’intelligence ne doit pas chercher à trop s’aventurer. Seule la foi sauve les âmes.
L’empereur Justinien (3) poursuit la répression contre les idées non conformes. Par l’ordonnance de 529, il fait fermer les écoles d’Athènes. Un petit groupe de philosophes trouve alors refuge à Harran, en Perse.
Certes, tout le clergé chrétien n’est pas hostile à la pensée antique. Des échanges ont lieu entre philosophes et intellectuels chrétiens (4). Ils aboutissent notamment à une synthèse entre Platon et la Bible. Mais la part congrue réservée à la philosophie ou aux sciences durant les premiers siècles du christianisme ne peut exister que comme servante de la foi.
Quand l’islam encourageait les sciences
L’attitude de l’islam des premiers siècles face à la science et la philosophie est en contraste saisissant avec le christianisme. Après avoir conquis en un siècle (de 632 à 750) un immense empire s’étendant de l’Espagne à l’Iran ; les califes omeyyades, abbassides, puis leurs successeurs, impulsent une politique culturelle sans précédent. Au lieu de brandir le Coran comme seule source de savoir, ils font édifier des maisons de la sagesse à Bagdad, Cordoue, Fez ou au Caire. On fait venir des manuscrits d’Alexandrie, d’Antioche, d’Ispahan, de Boukhara et de Harran (où s’étaient réfugiés les philosophes grecs). On traduit en arabe les traités de médecine d’Hippocrate et de Galien, les Éléments d’Euclide, les livres de Ptolémée, toute l’œuvre d’Aristote. D’Asie, on importe aussi des techniques de calcul (celle des Indiens), le papier ou la boussole (des Chinois). Enfin, après une phase d’assimilation intensive, les savants arabes (5) donnent leur propre impulsion à l’astronomie, aux mathématiques, à la médecine.
À cette époque, les califes sont fiers de montrer à leurs visiteurs leurs belles bibliothèques. Ils sont fiers aussi d’inviter à leur table poètes, musiciens et savants. L’Islam vit ainsi entre le 9e et le 12e siècle son âge des Lumières.
L’essor des savoirs scientifiques et de la philosophie pose évidemment la question de sa coexistence avec le Coran. Lequel doit primer sur l’autre ? La question fait l’objet d’un grand débat qui se poursuit sur trois siècles. Pour des savants comme al-Fârâbî, (872-950) ou Avicenne (980-1037), la raison est seule juge de la vérité ; elle n’a pas à se soumettre au texte sacré. Le penseur soufi al-Ghazâlî (1058-1111), philosophe devenu mystique, réagit contre cette affirmation rationaliste. Dans son ouvrage L’Incohérence des philosophes, il soutient que la foi est seule capable de mener sur le droit chemin, la raison étant source d’égarement. Averroès (1126-1198) lui répondra dans une Incohérence de l’incohérence : le penseur andalou argumente en faveur de la raison. La raison n’est pas un auxiliaire à la foi : elle prime sur elle.
Le combat engagé entre foi et raison, entre savants et religieux, tourne en faveur des derniers. Dans l’Espagne musulmane, le temps de la tolérance prend au fin au 11e siècle : les communautés juives et chrétiennes, jusque-là tolérées, sont forcées de se convertir ou de partir. Les savants musulmans sont sommés de se soumettre au dogme. Averroès est accusé d’hérésie et exilé : il finit ses jours au Maroc et ses œuvres disparaissent des bibliothèques islamiques. Paradoxalement, celles-ci sont alors importées dans Europe chrétienne où elles connaissent un grand succès. Les commentaires d’Aristote par Averroès ont été lus, plume à la main, par les intellectuels franciscains comme Albert le Grand ou Thomas d’Aquin.
Mais le principal facteur du déclin des sciences arabes tient surtout aux conquêtes mongoles. En 1258, la maison de la sagesse est détruite par les armées mongoles lors de leur prise de Bagdad. Les Lumières de l’islam s’éteignent… Et c’est à ce moment que l’Europe connaît son réveil.
Le christianisme, creuset d’un renouveau scientifique !
On associe la Renaissance à un grand mouvement culturel apparu en Italie au Quattrocento qui s’est diffusé dans toute l’Europe. Ce mouvement est à la fois artistique (Michel-Ange, Raphaël, Botticelli, Le Caravage) et littéraire, marqué par l’humanisme (Dante, Machiavel, Érasme, Montaigne). La Renaissance, c’est aussi l’essor des techniques (Léonard de Vinci et ses machines) et des sciences (Copernic, Kepler, Galilée). La Renaissance, enfin, c’est le temps des grandes explorations de la découverte du Nouveau Monde (Christophe Colomb, Magellan). Et, bien sûr, c’est l’invention de l’imprimerie et la diffusion du livre.
Des livres de mathématiques, d’astronomie, de médecine sont importés des pays musulmans ; les penseurs humanistes redécouvrent les auteurs oubliés de l’Antiquité, comme Lucrèce qui, dans son poème De la nature, propose une nouvelle vision du monde, entièrement matérialiste.
La Renaissance fut longtemps racontée comme l’avènement soudain d’un nouvel âge d’or dominé par les guerres féodales et l’emprise de l’Église chrétienne gardienne du dogme religieux. De ce point de vue, la naissance des sciences modernes marquerait l’émergence de la pensée rationnelle contre l’esprit religieux. D’un côté, une Église arc-boutée sur les textes sacrés, de l’autre des philosophes et savants qui inventeraient une nouvelle façon de penser fondée sur la raison et le savoir empirique. Le procès de Galilée serait le symbole de cette bataille des idées entre l’obscurantisme religieux et l’esprit scientifique (encadré). Mais les historiens ont remis en cause cette vision caricaturale. Car il existe une autre version de l’affaire.
En fait, trois siècles avant la Renaissance, au « temps des cathédrales », a eu lieu une première Renaissance, que l’on nomme aujourd’hui la « Renaissance du 12e siècle » (6). Elle est marquée par la naissance des universités : d’abord Bologne, puis, entre autres, Oxford (1214) et Paris (1215). Le contact avec le monde musulman ouvre les Occidentaux à la richesse des sciences arabes. À travers lui, les clercs redécouvrent l’œuvre d’Aristote. L’éclosion de nouvelles idées se fait au sein de l’Église, puisque c’est là qu’on trouve les lettrés. C’est par exemple un homme d’Église, Gerbert d’Aurillac (946-1003), le futur pape Sylvestre II, qui importe les chiffres arabes en Europe. Le dominicain Albert le Grand (1193-1280) fait connaître l’œuvre d’Aristote. Il y ajoute ses propres livres sur les sciences naturelles : zoologie, botanique, pharmacopée. Son contemporain, le moine dominicain Roger Bacon (1214-1294), jette les bases de la méthode expérimentale. Bien d’autres hommes d’Église participent à ce renouvellement des idées : les théologiens Guillaume de Conches (v. 1080-v. 1150), Jean de Salisbury (v. 1115-1180), Hugues de Saint-Victor (1096-1141) (7).
L’essor de ce nouvel esprit rationaliste suscite un débat qui oppose, au sein de l’Église, les tenants de la foi et ceux de la raison. Ce débat recoupe en partie une opposition entre les franciscains et les dominicains, qui se disputent les chaires d’enseignement des premières universités. Pour le franciscain saint Bonaventure, la raison doit se soumettre à la foi ; le dominicain Thomas d’Aquin défend une forme de concordisme accordant à la raison une indépendance par rapport aux exigences de la foi.
Les hommes d’Église ne se contentent pas de débattre ; certains participent activement à l’essor des sciences. L’ordre des jésuites, créé en 1540, devient rapidement le creuset des études en astronomie, en mathématiques ou en cartographie (8). Il produit des générations de mathématiciens d’exception comme Christopher Clavius (1537-1612) ou Pierre Gassendi (1592-1655). Au 17e siècle, le tiers des observatoires d’astronomie européens appartient à l’ordre jésuite. Dans l’Europe savante, hommes d’Église et laïcs travaillent souvent de concert. Descartes est l’ami du père Mersenne, l’un des principaux propagateurs des sciences européennes à une époque où il n’existait pas de revue savante. Copernic, celui par qui est venu le scandale (la Terre tourne autour du Soleil), est, rappelons-le, un chanoine catholique.
La science moderne s’est ainsi construite autour de plusieurs pôles de la fin du Moyen Âge au 17e siècle : des intellectuels laïcs comme Galilée ou Descartes (9), des professeurs d’université (ecclésiastiques ou laïcs) ; elle s’est appuyée sur les salons et les académies royales. Dans les bibliothèques des jésuites, des franciscains et des dominicains, les livres de mathématiques, d’astronomie, de physique et d’optique côtoient les ouvrages de théologie. La même Église condamne Galilée tout en produisant des savants comme l’abbé Nollet (un des fondateurs de l’électricité), Georg Mendel, précurseur de la génétique, l’astrophysicien Georges Lemaître, inventeur de la théorie du big-bang, l’abbé Breuil et Teilhard de Chardin, deux grandes figures de la préhistoire. Si l’Église catholique a une position ambivalente vis-à-vis de la science, les choses sont plus simples en ce qui concerne le protestantisme, l’autre grand rameau du christianisme : il est un des principaux creusets de la science moderne. Pour le sociologue américain Robert Merton, l’esprit du protestantisme a favorisé l’esprit scientifique comme il a, selon Weber, contribué à l’esprit capitaliste.
Du nouveau sur l'affaire Galilée
« Et pourtant elle tourne. » Voilà l’image d’Épinal qui résume souvent l’affaire Galilée. Nous sommes en 1633, lors du procès intenté par l’Église contre Galilée. On lui reproche de soutenir une thèse jugée hérétique : l’« héliocentrisme », selon laquelle le Soleil est au centre de l’Univers. Cette théorie remet en cause toute la cosmologie chrétienne forgée au Moyen Âge. Galilée ne fait pourtant que reprendre la thèse de Copernic, qu’il présente prudemment comme une simple hypothèse destinée à simplifier les calculs. Galilée, fort de ses propres découvertes (notamment la lunette astronomique qu’il braque pour la première fois vers le ciel en 1610) va plus loin. Dans son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (1632), au lieu de présenter les arguments en faveur des deux systèmes, géocentrique (la Terre est au centre du monde) et héliocentrique, il prend ouvertement parti en faveur de la seconde théorie. Il s’attaque à l’autorité de l’Église, ce qui est beaucoup plus grave. Au terme d’un procès, il est sommé de se rétracter et est condamné à la prison – une peine toutefois commuée en assignation à résidence.
Le procès Galilée est devenu le symbole de l’obscurantisme religieux contre la science persécutée.
Depuis, les historiens ont remis en cause l’image d’une Église enfermée dans ses dogmes et aveugle aux vérités scientifiques. D’abord, l’Église est loin de former un bloc homogène contre la théorie copernicienne. Les thèses de Copernic (lui-même chanoine catholique) sont connues et discutées au sein de la hiérarchie catholique. Galilée a des soutiens haut placés au Vatican, jusqu’au pape Urbain VIII, qui est un de ses amis. L’une des hypothèses actuelles est que Galilée a été condamné moins pour ses thèses, largement partagées par de nombreux ecclésiastiques, que pour s’être attaqué avec trop de morgue au dogme de l’Église.
L’impossible dialogue ?
Yves Gingras, sociologue des sciences à l’université du Québec prend toutefois le contre-pied de ce courant dominant des historiens. Dans L’Impossible Dialogue. Sciences et religions (2016), il estime que cette façon de voir réhabilite, à tort selon lui, le rôle de l’Église. Sa contestation porte sur deux points : l’institution compte plus que les croyances de tel ou tel savant ; et le mouvement de fond plus que les positions individuelles. Pour Y. Gingras, le regard focalisé sur un individu rend aveugle aux tendances de fond et à long terme.
Or, Y. Gingras considère que la science s’est constituée en s’autonomisant vis-à-vis des instances religieuses (sur le plan institutionnel) et en s’émancipant de la théologie (sur le plan théorique). Cette séparation s’est produite sur plusieurs siècles.
Si des hommes d’Église ont cherché la conciliation lors du procès Galilée, il n’empêche, affirme Y. Gingras, que les deux démarches sont incompatibles. L’essor de la science exigeait séparation à la fois institutionnelle avec l’Église et conceptuelle avec la théologie.
NOTES
Catégorie Bazar
Texte superbe et qui gagnerait à être largement diffusé.
… Une belle invitation à voyager en Espagne andalouse et de caboter dans les criques méditerranéennes… en lisant le dernier livre de JFD sur les religions… Je partage cet article généreusement 🙂
Excellente synthèse des évolutions des deux principales religions actuellement en service (à côté et après beaucoup d’autres…).
Une petite erreur toutefois: Roger Bacon, surnommé le « docteur admirable », n’était pas un moine dominicain, mais franciscain. Il fut un temps mis en prison par le ministre général de son ordre religieux à cause de ses idées. Où l’on voit, une fois de plus, que l’histoire des sciences est l’histoire de la lutte entre la croyance dans des révélations et, d’autre part, l’observation méthodique et la pensée critique.