Les civilisations meurent, la civilisation reste (parfois)
1Le 17 mars 2017 par Jean-François Dortier
Dans le dernier numéro de Sciences Humaines, je signe un article Vie et mort des civilisations, précédé d’un éditorial que voici.
« Nous autres civilisations, nous savons que nous sommes mortelles », proclamait Paul Valéry en 1919, au lendemain de la Grande Guerre. Les empires européens s’étaient affrontés au point de presque se détruire. Cette histoire ne faisait que confirmer un constat désabusé : l’Occident allait connaître le même destin tragique que les grandioses civilisations qui l’avaient précédé. Rome, Babylone, Égypte, Grecs, Crétois, Hittites, Perses, Mayas, Aztèques, toutes s’étaient crues invincibles, toutes s’étaient pensées immortelles. Toutes avaient disparu. Toutes ? Pas exactement. Certaines ont étrangement résisté au temps. Tel est le cas de la civilisation chinoise ; l’empire du Milieu a plus de deux millénaires et entame son troisième en plein renouveau. L’Inde se modernise aussi à grands pas, tout en gardant son fonds culturel hindouiste ; elle n’a cessé de vivre en se métamorphosant. Même les anciennes « civilisations englouties » ne sont pas tout à fait éteintes.
Certes, la civilisation mésopotamienne a été ensevelie sous les sables, mais avant de disparaître, elle a légué au monde des inventions majeures : l’écriture, les mathématiques, l’astronomie, la roue et l’araire. C’est aux Mésopotamiens que nous devons notre façon de compter le temps : la division des jours en 24 heures, des heures et des minutes en 60 unités. Les Phéniciens, avant de disparaître, ont légué au monde leur alphabet. La grande civilisation grecque est le berceau de la philosophie, de la démocratie, de la tragédie, de l’histoire, de la géométrie. Aujourd’hui, la Grèce n’est plus ce qu’elle était, mais son héritage antique reste vivant. L’Empire romain s’est écroulé, mais a légué aux générations suivantes le droit et l’idée de République. La civilisation arabo-musulmane, du temps de son âge d’or, avait redécouvert, traduit et capitalisé les savoirs des Mésopotamiens, Perses, Indiens et Grecs. Ils ont su les faire fructifier.
C’est par le truchement des savants arabes que l’Inde nous a transmis les bases de notre calcul (le zéro et les chiffres dits « arabes »). L’apport de la science arabe sera déterminant pour le développement de l’algèbre, de l’astronomie, de la chimie en Occident. La Chine, très en avance sur les autres civilisations en matière de technique, transmettra à l’Occident des innovations majeures : la boussole qui a révolutionné la navigation, la poudre à canon qui a révolutionné la guerre, le papier qui a révolutionné la culture. N’oublions pas les anciennes civilisations précolombiennes : les Aztèques et Incas ont été pulvérisés par le fer et les chocs microbiens. Nous en avons rapporté non seulement des tonnes d’or, mais aussi la tomate, le maïs, la pomme de terre, des épices, qui ont bouleversé notre alimentation. Et que dire des sociétés de la préhistoire qui nous ont transmis le feu, l’agriculture et la métallurgie ? Si les empires disparaissent toujours, leurs savoirs leur survivent parfois. Et se transmettent à travers le temps à d’autres mondes qui les propagent à leur tour. Il en va des civilisations comme des êtres vivants : ils meurent toujours, mais certains laissent des traces – des gènes, des techniques et des idées – dont la durée de vie excède leur existence propre. Si nous savons que les civilisations sont mortelles, comme l’affirme P. Valéry, nous savons aussi qu’elles acquièrent par la traversée des époques une forme d’immortalité, et par la traversée des frontières une certaine forme d’universalité.
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